Je n’ai pas encore rallumé la radio. Pour ne pas être polluée par les commentaires des éditorialistes, pour conserver intactes mes impressions et réflexions. Je suis rentrée de Diyarbakir à 5h ce matin, après 24 heures de voyage, via Istanbul et le train de nuit jusqu’à Die.

Déboussolée par ce retour d’une zone considérée à risques en Turquie, empreint des attentats qui ont frappé à Bruxelles. Marquée d’avoir touché du doigt une autre réalité de ces conflits qu’on était habitués à regarder de loin, qui nous rattrapent et sont aussi les nôtres. Avec l’envie croissante de mieux appréhender leur complexité tout en étant davantage perdue à chaque instant.

Sécher la larme d’une seule feuille

J’ai passé trois jours au Kurdistan turc, à la fois immersion sensorielle et expérience superficielle. Je ne prétends pas avoir partagé la souffrance, ni avoir ressenti l’effroi, ni avoir participé au combat. Mais j’ai effleuré la peur, touché du doigt une certaine réalité. J’ai écouté, vu, observé, lu. Je ne suis pas journaliste d’investigation, ni experte du Moyen-Orient, je ne me sens pas légitime ni en mesure d’analyser ou de déclarer, simplement de témoigner et de rendre compte de mon expérience là-bas.

C’est un départ qui ne s’est pas fait avec facilité. J’ai longuement hésité avant de partir, nous avons tenté d’évaluer les risques à partir des informations qu’on recevait de Turquie, après les attentats en l’espace de quelques jours à Ankara et Istanbul, sur fond d’images de guerre dans les quartiers assiégés de Sur, la veille ville de Diyarbakir, d’arrestation d’universitaires, d’expulsion de journalistes… Et puis, nous avons décidé d’y aller. J’ai eu du mal à formuler les raisons profondes de mon choix. C’est en faisant des recherches sur la littérature et la poésie Kurde que j’ai trouvé les mots. Justes, ciselés, ceux du poète Sherko Bekas : « Que c’est difficile de voir la forêt en pleurs, arbre après arbre. Et que toi, tu ne puisses même pas sécher la larme d’une seule feuille… Quand la forêt brule, quel arbre peut se dire impartial, pour ne pas prendre feu ? »

De fils en pelotes

Nous sommes partis dimanche soir de Paris, en délégation avec Djordje Kuzmanovic, responsable de l’International au PG, le photographe Stéphane Burlot, deux camarades du NPA dont Olivier Besancenot, et un accompagnateur franco-kurde du HDP, le parti qui nous avait invités. Avec trois objectifs : nous joindre aux célébrations de Newroz, le nouvel an kurde à Diyarbakir, apporter symboliquement notre soutien aux combattants kurdes qui luttent contre Daech, et observer la situation sur place afin de pouvoir témoigner de retour en France.

Durant le vol de Paris à Istanbul, j’ai fini de potasser les articles que je m’étais imprimés pour tenter de saisir un peu mieux la complexité de cette zone, des enjeux géostratégiques et des conflits qui l’animent. Entre la police du gouvernement AKP d’Erdogan et les kurdes de Turquie, le HDP, le PKK, les faucons du TAK, les unités de protection du peuple YPG côté syrien, avec ces femmes combattantes qui font si peur aux djihadistes privés de Paradis si c’est une femme qui les tue, et puis l’expérience autonome du Rojava, les peshmagars d’Irak et les kurdes d’Iran, les jeux d’infuence de Damas, Moscou, Washington, et du Hezbollah au Liban… Ce sentiment étrange, au final, de revenir avec davantage de questions qu’en partant. Si un instant vous pensez avoir saisi deux-trois éléments clés de compréhension de la situation, l’instant d’après un nouvel interlocuteur réduit tous vos débuts de certitude à néant. Chaque fil mène à une pelote d’enjeux et d’alliances contradictoires, de trafics d’influence inattendus et de propagande manipulatoire.

Équinoxe de printemps en zone de conflits

J’avais aussi emporté précieusement quelques poèmes et lectures pour mieux appréhender l’univers dans lequel je me rendais : l’importance des montagnes, le Tigre et l’Euphrate, la tradition orale kurde consécutive à l’interdiction de la langue dans la Turquie du 20e siècle. Pour ne pas oublier que la culture est indissociable de la politique, et que dans tout conflit réside une histoire, une géographie, des mots, des hommes et des lieux. Mais entre Istanbul et Diyarbakir, j’ai fermé mon dossier et passé deux heures le nez collé à hublot à me laisser pénétrer sans réfléchir des paysages de montagnes arides et de terres rouges, de champs et de villages isolés, du cours des fleuves asséchés…

Et de fait, si Newroz est devenue un symbole de résistance politique, c’est avant tout une fête séculaire, très populaire, qui marque le passage au Printemps et le Nouvel An dans de nombreux pays. Pour les Kurdes, c’est l’occasion de se retrouver et de fêter la « renaissance de la nature et de la société ». Cette année, le gouvernement Turc d’Erdogan avait interdit toutes les célébrations de Newroz à l’exception de celles de Diyarbakir. Cette ville de l’Est de la Turquie, pas très loin de la frontière Syrienne, est considérée comme la « capitale » du Kurdistan turc. Avec l’exode rural et les migrants fuyant les combats, sa population a explosé. En arrivant, on est d’ailleurs frappé par les innombrables immeubles de construction neuve à l’entrée de la ville. Et par les bunkers à hélicoptères qui jouxtent l’aéroport et le font ressembler à une véritable base militaire. Ce qui se confirme assez rapidement, à en juger par le nombre d’avions de combat qui en décollent. Certains s’éloignent lestés de bombes, d’autres plus légers partent en reconnaissance, certains enfin ne semblent survoler la ville que pour ambiancer la population…

Chants, Apo, et canons à eau

Malgré cette atmosphère de guerre et les multiples intimidations d’une police lourdement armée, c’est une véritable marée humaine qui s’est retrouvée à Newroz encore cette année, même si de l’avis général la foule était moitié moins dense que l’an dernier en raison de la situation tendue. Déjà une sacrée foule pour nous, à perte de vue. Et ce qui frappe c’est le nombre de jeunes, voire de gamins, garçons et filles. Certains en uniforme de combattants, d’autres en costumes recherchés de festivités. Des gamines parées comme des princesses orientales, des femmes têtes nues, partout, comme une fière affirmation de la laïcité féministe revendiquée par le HDP, des mômes téméraires et joyeux qui forment des pyramides humaines vertigineuses, des familles installées sur les quelques brins d’herbe au milieu de la poussière, des fanions colorés du HDP, des drapeaux kurdes, des chants, danses, messages de paix et de lutte, et des affiches à la gloire d’Apo, l’ « oncle » omniprésent : Abdullah Öcalan.

Partis à l’aube d’Istanbul après quelques heures de sommeil ce lundi matin, à peine déposé nos sacs nous avons traversé la ville dans un taxi survolté, puis marché longtemps pour arriver au Newroz, croisant des camions anti-émeute munis de canons à eau à chaque coin de rue, se faisant fouiller et refouler de check-point en check-point et réorienter vers la tribune des invités. Il nous fallu contourner les barrières de sécurité, survolés par des F16 vrombissants, attendre qu’on accepte enfin de nous laisser passer, et gérer la frustration de se retrouver de l’autre côté, avec les officiels en tribune. Mais Diable c’était une bonne entrée en matière de voir tous ces gens rassemblés. Une première leçon de courage et de dignité.

Lire la suite : Retour de Diyarbakir (2) : des policiers armés, des journalistes sans carte et une députée HDP

Bonus track : Vidéos et images, Newroz à Diyarbakir (hébergées en local, à visualiser avec Flash et un peu de bande passante…)